L’essor d’Internet a provoqué l’apparition de web éditeurs de meubles, autrement dit d’éditeurs de meubles qui commercialisent leurs collections principalement sur leur site Internet. Quel est leur modèle économique ? Quels sont leurs points forts et leurs limites ? Quelle concurrence représentent-ils pour les éditeurs traditionnels ? Eléments de réponses avec Made.com, Miliboo, La Redoute Intérieurs, Lusseo.com…
Web éditeur, un nouveau modèle économique
Si l’immense majorité des sites Internet qui vendent des meubles sont des distributeurs, une petite partie d’entre eux sont des éditeurs, qui ont fait le choix de créer eux-mêmes et de faire fabriquer leurs propres collections, un choix fort pour proposer des produits qu’on ne trouve pas ailleurs : « Notre ambition est de donner une valeur ajoutée différenciante à nos produits, ce qui passe avant tout par une stratégie de création originale, associée à une marque », déclare Julien Callède, l’un des trois associés qui dirigent Made.com. L’édition est en effet un très bon moyen de se distinguer du nombre presque infini des sites où on peut acheter du meuble en ligne, comme en témoigne le site marchand Decoclico.fr, qui distribue quelque 250 marques de meuble et décoration.

Canapé Rufus (Made.com).
En février dernier, le site a en effet lancé sa première collection d’éditeur, Flandres, signé de la designer Christelle Le Déan. « Nous conservons bien entendu notre activité principale de distributeur de nos marques partenaires, explique sa créatrice et directrice Laurence Rougeau. Mais sur Internet, l’offre est tellement pléthorique qu’il faut sortir du lot. Nous ne voulons pas que les internautes arrivent sur notre site par hasard, où par le biais d’un comparateur de prix, mais qu’ils nous choisissent pour la qualité de notre sélection. Etre éditeur nous donne une exclusivité et nous permet de matérialiser nos valeurs dans des produits qui expriment l’ADN de notre marque. »
Des éditeurs à part entière
Avant d’évoquer les différences, il faut indiquer que les web éditeurs sont des éditeurs à part entière, qui prennent en charge la création et contrôlent la fabrication de leurs produits chez leurs partenaires fabricants. Chez Made.com, la création est gérée par un staff design de 6 personnes et une équipe de développement produits d’une vingtaine de personnes qui sont basées à Londres, avec pour mission soit de dessiner les produits en interne, soit de les développer, en collaboration avec des designers extérieurs, qui sont déjà 80 à avoir collaboré avec la marque, depuis son lancement en 2010. Société implantée en Angleterre, Made.com fait fabriquer l’essentiel de ses sièges rembourrés par un fabricant britannique, ainsi que quelques sièges en Asie, ses luminaires en Chine, ses textiles au Portugal, ses tapis en Inde, etc, et travaille avec une cinquantaine de fabricants dans le monde. Web éditeur issu du vépéciste historique de Roubaix, La Redoute Intérieurs a également mis en place une équipe de designers internes, managée par une directrice artistique, Marie Noulez, qui travaille exclusivement pour dessiner les collections.

Made.com (ambiance).
Les produits sont fabriqués par un ensemble de fabricants, notamment un industriel français pour tout ce qui est sièges rembourrés, ainsi qu’un ensemble de PME, notamment françaises et belges, pour la fabrication des autres gammes de meubles et d’objets. « Les fabricants qui nous intéressent sont ceux qui ont un savoir-faire qualitatif et reconnu, et suffisamment de souplesse pour s’adapter à nos besoins », précise Pascal Nicollotti, responsable des ventes de La Redoute Intérieurs, et AM.PM, l’autre marque de mobilier créée par l’ancien vépéciste, positionnée sur un mobilier d’esprit plus nature et bohême. Un service qualité, commun aux deux marques, est chargé de contrôler la conformité des prototypes et de valider les fabrications. Autre éditeur du web, Miliboo maîtrise également la création et la fabrication de ses produits : « Nous avons créé notre équipe de designers et notre outil de prototypage internes, ce qui nous permet de piloter en permanence l’évolution de la gamme en fonction des tendances que notre pôle produits aura identifiées », déclare Guillaume Lachenal, le dirigeant du site.

Collection Bjorg (Miliboo).
Comme les éditeurs traditionnels, les web éditeurs doivent aussi relever le défi de la logistique, et notamment des délais de livraison, qu’ils s’ingénient à optimiser, dans la course générale à la réactivité où est engagée l’ensemble de la distribution. Pour réduire ces délais, Made.com, qui à l’origine ne fabriquait qu’à la commande, a décidé de fabriquer une partie de ses nouveautés à l’avance, et de livrer ainsi ses pièces en stock en quelques jours, et ses grosses pièces à la contremarque en 6 semaines, ce qui lui donne un délai de 4,5 semaines en moyenne. Les délais de livraison sont comparables chez La Redoute Interiors, qui prévoit l’ouverture prochaine d’une plateforme logistique européenne qui lui permettra de livrer les produits en stock le jour même pour les commandes prises le matin avant 9 h et au plus tard à J + 1.
Agilité et absence de magasins
C’est par la suppression du magasin, et l’exploitation du media Internet, que les web éditeurs affirment leur différence. « Les éditeurs traditionnels éditent en général une collection par an, quelquefois deux au maximum, qu’ils doivent concevoir, fabriquer, et livrer chez leurs distributeurs, ce qui représente beaucoup de temps, beaucoup d’argent, et un risque important d’avoir des invendus sur les bras si les produits ne se vendent pas, argumente Julien Callède (Made.com).
Au contraire, une société comme la nôtre se caractérise par son agilité et sa réactivité, nous lançons chaque semaine des nouveautés, et la collection est constamment renouvelée. » La marque lance ainsi jusqu’à 3 ou 4 pièces par semaine en plusieurs couleurs, soit jusqu’à 20 références par semaine, ce qui donnerait un total de 5000 produits depuis sa création, un rythme inimaginable pour un éditeur traditionnel.

Pour La Redoute Intérieurs, ce rythme de lancement est aussi clairement le gros atout des web éditeurs : « Nous éditions plusieurs collections par an, en réponse à nos clients qui veulent toujours du nouveau, des nouveaux matériaux, coloris, tendances… Dès que le produit a rempli les tests de notre service qualité, il est sur le site une semaine plus tard. » Attention, l’option opposée à cette frénésie de nouveauté existe aussi, par exemple chez Decoclico.fr, dont la collection Flandres se rapproche plus du meuble patrimonial :
« Nous avons choisi d’éditer une collection à la fois créative, tendance et déco, mais qui se réfère aux codes du mobilier classique, explique Laurence Rougeau. Il s’agit d’un meuble meublant buffet double-corps, enfilade, buffet, table de repas avec des finitions qualitatives, qui est conçu pour durer, et être complété avec de petits meubles et accessoires plus éphémères. » La collection Flandres, qui reste néanmoins dans le moyen de gamme en termes de prix, est fabriquée pour partie en France, dans les Landes, et en partie par un fabricant portugais.

Collection Flandres (Decoclico).
Dans leur modèle économique, les web éditeurs mettent aussi en avant leurs prix compétitifs, dus à des coûts de revient inférieurs, puisqu’ils ont des structures légères et des petites équipes fonctionnant en mode projet, sans oublier surtout qu’ils font l’économie de l’étape magasin, qui représente une immobilisation d’argent, relative à la location du foncier, aux frais fixes liés au point de vente et à la rémunération des vendeurs. Il s’agit d’un axe privilégié de leur communication vers le grand public. Attachés à proposer du mobilier accessible au plus grand nombre, ils se positionnent en général dans le moyen, voire le moyen haut de gamme, et éditent des produits qui doivent être à la fois créatifs, sans être d’une conception trop complexe, pour qu’ils puissent être fabriqués rapidement et dans les coûts impartis, pour être tout aussi vite lancés sur le théâtre des opérations, à savoir le site web.
De l’animation de réseau au show-room
Le site web reste en effet le fer de lance des web éditeurs, la vitrine où ils peuvent exprimer leur identité, leur ADN, mettre en valeur leurs produits dans des ambiances et scénographies, mais aussi animer leur réseau de clients, via des services, des opérations ponctuelles, et en utilisant les réseaux sociaux. Les éditeurs du web sont un peu les « digital natives » du meuble, et connaissent parfaitement toutes les ressources d’Internet pour innover et développer un « éco-système » autour du site. Made.com par exemple, a mis en place la plateforme Mboxed, qui permet aux internautes, après avoir créé un compte sur le site, de partager des photos de leur intérieur où sont implantés des produits de la marque, ce qui permet aux autres clients de visualiser le produit en situation, dans un show-room virtuel géant. Le site web permet aussi aux clients internautes d’envoyer un « feed back » presque toujours positif, mais quelquefois critique sur les services, le respect des délais, la qualité de la livraison… des avis qui sont aussi rendus publics. Autre innovation, la marque a créé il y a quatre ans les Emerging Talents Awards, un prix qui récompense les meilleurs projets édités, émanant de jeunes designers, attribué à l’issue d’un vote de la communauté des clients.

Collection La Redoute Intérieurs.
Quoi qu’il en soit, les éditeurs du web, tout en restant des acteurs à 100 % Internet, éprouvent le besoin de se rapprocher physiquement de leurs clients, et ont pour cela commencé à ouvrir des show-rooms, différents cependant d’un magasin classique. C’est ainsi que Miliboo a ouvert sa première boutique 100 % connectée à Paris en octobre 2014, et prévoit déjà l’ouverture d’une seconde : « Notre parti pris est clairement omnicanal, nous avons à cœur de réconcilier le parcours web avec le parcours magasin, en offrant dans notre Milibootik une nouvelle expérience d’achat, avec des écrans tactiles, des espaces d’immersion 3D, explique Guillaume Lachenal. C’est aussi le laboratoire idéal pour tester des produits innovants comme le mobilier connecté. » De son côté, Made.com a déjà ouvert deux show-rooms en Angleterre, à Londres et à Liverpool, et envisagerait d’en ouvrir un à Paris.
65 MDSE DÉPENSÉS SUR LE WEB EN FRANCE EN 2015
En plus d’être un point de rencontre avec les clients, qui peuvent aussi mieux y évaluer la qualité des produits, le show-room est un élément qui rassure les acheteurs, en donnant une existence physique à la marque. Les marques de La Redoute ont aussi franchi le pas, puisque AM.PM a déjà ouvert trois show-rooms à Paris, deux corners dans des Grands Magasins, et que La Redoute Intérieurs vient d’ouvrir fin mars 2016 son premier show-room dans le Marais à Paris. « Notre idée est de proposer à nos clients un lieu où ils peuvent venir voir les collections et rencontrer nos conseillers en décoration, pour réaliser leur projet, commente Pascal Nicollotti. Ils peuvent aussi y visualiser l’ensemble des collections sur des tablettes, et ensuite au choix commander sur place, ou le faire de chez eux sur notre site, dans une optique multicanale. Les scénographies seront renouvelées très souvent, au rythme de nos nouveaux lancements. » La marque envisage à moyen terme d’ouvrir un show-room dans les grandes métropoles françaises.
[F.S.]
Lusseo.com, web éditeur de literie
Lancé en 2011, le site Lusseo.com a été créé par une entreprise historique de la literie, la Société Charentaise Lainière, qui existe depuis 1956, et a longtemps travaillé dans la collecte, la préparation, le lavage et le négoce de laines de France pour la marché de la literie. « Notre concept est innovant, puisqu’il consiste à vendre sur Internet, aux particuliers, de la literie dérivée de celle qui équipe l’hôtellerie de luxe aux Etats-Unis, que nous avons nous-mêmes conçue et adaptée au marché français », déclare Vincent Balestrat, le directeur du site.

Lusseo s’est rapproché d’un grand groupe de literie américain, et a travaillé sur l’une de ses gammes existantes pour réduire les matelas en épaisseur de 45 à 30 cm tout en conservant le même confort en réduisant le diamètre du fil d’acier, et y ajouter un sur-matelas cousu avec rembourrage piqué pour le rendre plus facile à vivre. Les sommiers ont aussi été modifiés, pour pouvoir notamment passer dans les couloirs des immeubles anciens.
www.lusseo.com
En l’absence de magasins sauf un show-room au siège social bordelais de l’entreprise l’éditeur a lancé a lancé des opérations de partenariat avec des chambres d’hôtes haut de gamme, où les clients peuvent venir dormir une nuit pour s’assurer de la qualité des produits, avec lequel il espère à terme mailler l’ensemble du territoire. « La vente sur Internet nous permet de proposer des produits exclusifs, qui sont un modèle de confort grâce à la caution de l’hôtellerie de luxe, sans répercuter le coût des magasins et des vendeurs sur nos prix », se félicite Vincent Balestrat.
Trois questions à Christophe Gazel, directeur général de l’IPEA
Comment situer les web éditeurs sur le marché du meuble ?
Ces sont des acteurs du web qui ont décidé de se différencier par la création. Plutôt que de proposer les mêmes produits de sourcing que tout le monde et d’entrer dans la compétition par le prix, ils développent des produits exclusifs, pour créer de la valeur, et développer leur marque et leur activité. Mais c’est un autre métier : il faut créer les collections, gérer les approvisionnements, les relations avec les fabricants, et contrôler la qualité des produits.
Quels sont leurs points forts ?
En premier lieu des structures légères et des frais de fonctionnement réduits, puisqu’ils n’ont pas à assumer la charge des magasins, un modèle économique séduisant qui explique que les éditeurs du web n’ont pas eu de mal à lever des fonds pour leurs projets. Ces acteurs mettent en avant l’argument du prix, mais je crois que leur grande force est plutôt la maîtrise de l’outil Internet : la nouveauté du concept, le renouvellement permanent des produits, et leur capacité à créer via le net une relation privilégiée avec le consommateur leur permet d’augmenter fortement le trafic sur leur site. A contrario, les magasins physiques, qui utilisent le net surtout pour pousser leurs promotions, ont du mal à augmenter leur fréquentation.
Quelles sont leurs limites ?
Il ne faut pas perdre de vue que le rythme de l’équipement de la maison n’est pas celui de la mode, autrement dit le renouvellement des produits se fait sur un cycle plus lent. Pour développer leurs ventes, les web éditeurs doivent donc élargir leur cercle de clients au-delà de ceux qui sont déjà équipés, ce qui est a priori possible puisque l’audience d’Internet est mondiale. Cependant, ils seront peu à peu challengés par les grandes enseignes dont Ikea qui ont des magasins, mais aussi de gros projets en préparation pour développer leurs ventes sur Internet.