Trois entreprises emblématiques du meuble patrimonial français Burov, Taillardat et Gilles Nouailhac ont changé de main en 2015. Mais quels sont les motivations et les projets des repreneurs ? Comment entendent-ils donner un avenir à ces produits de prestige en France et à l’international ? Réponses avec leurs nouveaux dirigeants respectifs Alain Damais, Martin Pietri et Philippe Houlès tous adeptes des savoir-faire d’exception.

De gauche à droite, Martin Pietri, Micheline Taillardat et Etienne Valat (nouvelle direction Taillardat).
Le meuble patrimonial est bien vivant. Mieux que ça : il intéresse aujourd’hui des investisseurs qui peuvent venir du secteur du meuble et de la décoration, mais aussi de tous autres horizons, comme le montrent les reprises, en 2015, d’entreprises comme Gilles Nouailhac, Taillardat et Burov. Bien sûr, une génération de chefs d’entreprises arrive à un âge où elle pense à passer la main, un aspect sociologique de notre secteur qui a été identifié par l’UNIFA, qui leur propose un accompagnement pour que le passage de témoin se fasse dans les meilleures conditions. Mais encore faut-il, si on exclut le cas de la transmission familiale, que des candidats se proposent pour reprendre les affaires. Parmi les trois cas évoqués ci-dessus, la reprise la plus « naturelle » semble être celle de Gilles Nouailhac, le manufacturier de sièges classiques implanté à Villeneuve-le-Roi en région parisienne, par le groupe de passementerie et tissu d’ameublement Houlès, dans la mesure où ce dernier a pour cœurs de métier la fourniture de produits techniques pour les tapissiers, de la mercerie à la clouterie, et de produits décoratifs comme la passementerie, la tringlerie et les tissus, pour la décoration d’intérieur. « Cela fait dix ans que nous collaborions avec Gilles Nouailhac, en lui fournissant nos produits, et pour réaliser nos prototypes et nos catalogues, précise Philippe Houlès, le dirigeant du groupe. Nous cherchions à réaliser une opération de croissance externe : le rachat de Gilles Nouailhac, dont l’activité est connexe et complémentaire à la nôtre, est donc logique. »

Banquette Sèvres (Gilles Nouailhac).
Le rachat de Taillardat, société spécialisée dans le mobilier classique du XVIIIe siècle de grand luxe, par un duo d’investisseurs composé de Martin Pietri et de son associé Etienne Valat, peut paraître plus inattendu, dans la mesure où le principal intéressé ne vient pas du secteur du mobilier, mais de la fonction publique, puisqu’il a occupé des responsabilités dans l’université et au Ministère de l’Economie : « Le rachat de Taillardat est né d’une opportunité, raconte-t-il. Il se trouve que Micheline Taillardat cherchait à céder son entreprise, et que nous avions le projet de reprendre une ou plusieurs PME françaises avec un savoir-faire d’exception, toutes les conditions étaient donc réunies pour la reprise. » En ce qui concerne Burov, une marque historique de siège design français des années 1950, c’est encore un repreneur venu d’autres horizons – ancien inspecteur des finances – Alain Damais, qui s’est porté acquéreur avec un pool d’une dizaine d’actionnaires. « Cette opération a été guidée à la fois par la volonté d’entreprendre, et par la richesse patrimoniale de Burov, le tout en réponse à la passion que je porte au mobilier design », explique le dirigeant.
Une richesse commune : les savoir-faire
Dans les trois cas, ce qui a intéressé les repreneurs est, en premier lieu, les savoir-faire détenus par les entreprises, tantôt patrimoniaux, tantôt technologiques, mais toujours considérés comme leur vraie richesse intérieure et un avantage concurrentiel pour les marques. Il se trouve que les repreneurs ont souvent une sensibilité particulière aux métiers de l’artisanat d’art, liée à des ascendants familiaux : le fondateur de la société Houlès, André Houlès était un tapissier formé à l’Ecole Boulle, et la famille Piétri compte aussi plusieurs ébénistes de haut vol. « La particularité de Gilles Nouailhac est clairement de réunir un ensemble de savoir-faire tapissiers traditionnels et une maîtrise de l’ébénisterie, qui passe notamment par les vernisseurs et les spécialistes des patines, compétents et expérimentés, qui permettent de réaliser ces finitions très qualitatives qui font toute la différence, ajoute Philippe Houlès. Avec une telle production, nous voulons nous inscrire dans le sillage des grands groupes de luxe français, de Vuitton à Hermès. » De son côté, Martin Piétri parle même de la « Maison Taillardat », en référence à ce qui se fait dans la haute couture. « Pour nous, la valeur de l’entreprise réside dans les salariés, dans leur savoir-faire, dans leur expérience, déclare le repreneur. Les produits que nous fabriquons relèvent de la tradition de l’artisanat d’art, nous utilisons très peu de machines, mais toutes les opérations d’ébénisterie, d’assemblage, et surtout de finitions, avec des vernis au tampon, de la dorure au petit fer, le gainage du cuir, la sculpture, ou la peinture décorative se font manuellement. C’est cette culture que nous voulons valoriser et vendre. »

Commode Floral (Taillardat).
Pour Burov, la question se pose un peu différemment puisque nous ne sommes pas dans une survivance des techniques venues du passé, mais dans un produit contemporain qui s’enracine dans des procédés industriels des années 1950. Ce qui n’empêche pas l’entreprise de revendiquer des savoir-faire en propre qui sont à l’origine de la qualité haut de gamme, et notamment de leur confort exceptionnel. En plus de maîtriser les métiers de la menuiserie, de la tapisserie, de la couture, Burov a la particularité de mettre en œuvre un procédé de mousse de polyuréthanne moulée à froid, mis au point et breveté par Leleu SAS dès 1969. « Ce procédé, très peu répandu, consiste à injecter de la mousse dans des moules que nous réalisons nous-mêmes aux dimensions de nos assises, explique Alain Damais. Il en résulte la formation d’une membrane en périphérie du coussin d’assise, qui génère à la fois un confort exceptionnel, et une grande longévité de nos produits, en comparaison avec la mousse qui est simplement découpée à dimension. » En plus de ce procédé, qui est aussi appliqué aux produits Jacques Leleu – l’autre marque du groupe positionnée moyen de gamme – Burov possède aussi un autre brevet, baptisé Formed Wire, qui concerne les suspensions, et permet de répartir les masses sur tous les points sensibles de chaque assise, pour optimiser encore le confort.

Alain Damais, à la tête de Burov.
Synergies et création
Pour les entreprises concernées, ces opérations de rachat ressemblent à un nouveau départ, une volonté de créer autre chose tout en restant fidèle au socle des entreprises existantes. En premier lieu, les repreneurs ont fait le choix stratégique de continuer à produire en France – Gilles Nouailhac à Villeneuve-le-Roi, Taillardat à Saint-Cyr-en-Val près d’Orléans et à Neufchâteau, Burov à Candé dans le Maine-et-Loire – et de conserver la totalité des salariés, ce qui semble une condition pour garantir la qualité de fabrication et l’image du « made in France » auprès de la clientèle internationale. Mais il s’agit maintenant de prendre des initiatives pour développer l’activité, et transformer un potentiel jugé élevé. Pour Philippe Houlès, l’intégration de Gilles Nouailhac va créer des nouvelles synergies, aussi bien en termes d’approvisionnement, pour maîtriser le coût de revient des sièges, qu’en termes commerciaux, puisqu’il pourra proposer aux clients communs des deux sociétés – décorateurs, bureaux d’études, hôteliers – une offre complète en sièges, passementerie, tringlerie, tissus et pourquoi pas petits meubles de complément. Une première gamme de sièges Gilles Nouailhac avec des tissus Houlès a été lancée début 2016 pour matérialiser le rapprochement, mais bien entendu les fauteuils et canapés de la marque restent disponibles avec tous les tissus de tous les éditeurs du marché. Pour le duo des repreneurs de Taillardat, cette reprise s’inscrit dans un projet global : « Notre objectif est de constituer un pôle en regroupant plusieurs PME de 10 à 50 salariés, qui ont un savoir-faire exceptionnel dans le secteur de la décoration et de l’aménagement intérieur, explique Martin Pietri. Après les Emaux de Longwy, spécialisée dans la faïence de tradition, Taillardat est notre deuxième opération, et nous ne nous interdisons pas de reprendre d’autres entreprises du luminaire, du revêtement de sol ou de l’agencement. »

Philippe Houlès, dirigeant du groupe éponyme.
Pour relancer Burov, Alain Damais entend utiliser plusieurs leviers, à commencer par la réédition des nombreux modèles des années 1950, créés par le duo de designers Geneviève Dangles et Christian Defrance, qui appartiennent à la marque. « Le dirigeant précédent, Alain Pittet, s’était déjà engagé sur cette voie, en rééditant le canapé 58 en 2011, nous enfonçons le clou avec cinq nouvelles rééditions dans notre collection 2015-2016, dont le fameux modèle 44 « Saturne », emblématique de la marque, et nous allons continuer à surfer sur la vague du vintage en rééditant nos modèles historiques », explique-t-il. Mais ce n’est pas tout : Burov se lance aussi dans une vraie politique de création de nouveaux modèles contemporains, en collaboration avec des designers extérieurs, ce qui a donné cinq nouvelles créations en 2015, dont le canapé Beaubourg (design Pascal Daveluy), le canapé relax Rivoli (design Alessandro Fiorini), et la collection de prestige Montaigne, dessinée par Emmanuel Gallina, qui se décline en canapé, fauteuil et table basse, le tout très soigné jusque dans le détail des coutures et le piétement. La dimension créative est aussi présente pour le groupe Houlès, qui entend aussi poursuivre dans le double registre de sièges classiques revisités avec des finitions créatives, et carrément contemporains créés par Gilles Nouailhac, et pour les repreneurs de Taillardat, qui envisagent des collaborations avec des designers extérieurs, en prolongement de la Collection d’auteurs éditée par Micheline Taillardat en 2010.

Canapé Montaigne (design Emmanuel Gallina pour Burov).
Une ambition internationale
Enfin, les repreneurs ont l’intention de faire rayonner ces produits de culture française à l’international : « Nous allons utiliser le réseau du groupe pour développer Gilles Nouailhac à l’international »,
affirme Philippe Houlès. Pour nouer les contacts nécessaires, la marque de siège, qui n’y était pas présente cette année pour se concentrer sur la rénovation de son showroom de la rue du Bac à Paris, sera de retour sur Maison&Objet l’année prochaine. Pour Burov, le marché français – et les pays francophones limitrophes Belgique, Luxembourg et Suisse – reste la priorité, ce qui n’empêche pas le nouveau dirigeant de s’orienter aussi à l’export : très peu exportatrice jusqu’à présent, l’entreprise vient de signer des accords de distribution au Royaume-Uni, à Hong-Kong, au Canada, au Liban et dans plusieurs pays du Moyen-Orient.
« Nous serons exposants à Index à Dubai en mai prochain pour enfoncer le clou, nos priorités étant les Pays du Golfe, mais aussi de nous attaquer aux marchés d’Amérique du Nord et d’Asie, car la niche du haut de gamme est trop étroite en France pour pouvoir rentabiliser une ligne de production à long terme », ajoute le nouveau dirigeant. Les repreneurs de Taillardat soulignent la bonne présence et l’excellente image de l’entreprise sur le marché de l’hôtellerie de luxe, notamment dans les palaces parisiens et de la Côte d’Azur. Ils veulent aussi se développer à l’exportation, qui représente déjà de 70 à 80 % de sa production selon les années, en se concentrant sur les zones à fort potentiel, à savoir les Etats-Unis et l’Asie. L’entreprise exposera aussi au prochain Index à Dubai, pour renforcer les contacts avec le Moyen-Orient, mais aussi avec la Corée du Sud, Singapour et Hong-kong. « Les produits que l’entreprise a réalisés pour la superproduction Marie-Antoinette de Sophia Coppola ont créé un engouement pour le mobilier du XVIIIe siècle en Extrême-Orient, notamment en Corée du sud. A nous de profiter de la tendance. » Le meuble patrimonial n’a sans doute pas dit son dernier mot.
[F.S.]