Fabriqué majoritairement pour l’export, à destination d’une distribution internationale sélective et pour les décorateurs notamment de projets hôteliers, le mobilier classique fabriqué en France réunit savoir-faire d’excellence et créativité
, une alliance qui pourrait reconquérir le consommateur français.
Issu de la tradition de l’ébénisterie française et de la longue liste des styles historiques, le mobilier classique français haut de gamme occupe aujourd’hui une niche de marché fortement orientée vers l’export. Dans l’Hexagone, c’est le commerce de détail qui souffre le plus : « Ces dernières années, nous sommes parvenus à maintenir notre volume d’activité en France, et même à le développer légèrement, mais la situation est difficile car la fréquentation en magasin est en baisse » , explique Drazen Babic, le directeur général de Grange. Le fabricant de Saint-Symphorien-sur-Coise (Rhône) gère aujourd’hui un réseau français qui compte cinq magasins en propre – trois à Paris, un à Lyon, un à Marseille – et une quarantaine de points de vente dont une vingtaine très actifs. Fabricant de sièges de styles historiques implanté à Villeneuve-le-Roi (Val-de-Marne), Gilles Nouailhac a vu la part de son activité réalisée en France reculer fortement ces dernières années : « Il y a encore trois ans, nous réalisions la moitié de notre chiffre d’affaires en France, et l’autre à l’export, explique le dirigeant. Aujourd’hui, nous en sommes à 25 % réalisé en France et 75 % à l’export. » Cette désaffection s’explique en partie par un marché français globalement déprimé, et un consommateur français peu enclin à investir dans un meuble classique haut de gamme, pour lequel il montre une appétence mesurée.
Heureusement pour les fabricants français, la cote du meuble classique de belle facture est autrement plus élevée à l’export. Les marchés anglo-saxons et d’Europe du Nord en sont friands – Angleterre, Etats-Unis, Allemagne, Pays-Bas – de même que la Russie et les pays du Golfe. « Nous réalisons de 65 à 70 % de notre chiffre d’affaires sur ces marchés, explique Micheline Taillardat, Ce que nos clients recherchent, c’est avant tout un art de vivre à la française, avec le raffinement que nous avions au XVIIIe siècle, et qui continue de faire rêver. » Pour cette entreprise implantée à Orléans (Loiret), qui fabrique sans doute le produit le plus proche du meuble d’époque, il n’y a pratiquement plus de ventes en magasin en France, les 30 à 35 % de chiffre d’affaires réalisés dans notre pays le sont par le biais des projets de décorateurs, parfois chez des particuliers, et le plus souvent dans l’hôtellerie de luxe, et les palaces, qui jouent une partie de leur image sur ces produits de tradition. Sur les marchés étrangers, l’entreprise est présente soit en répondant à des projets de décorateurs ou hôteliers, soit via des agents qui alimentent un réseau sélectif de magasins. Pour une autre marque forte du secteur, Moissonnier, c’est également l’export qui tire l’activité, puisqu’il représente 80 % du chiffre d’affaires : « Nous sommes présents sur nos marchés fondamentaux, avec des points de vente dans de grandes métropoles comme Londres, New-York, Los Angeles ou Moscou, qui sont des places fortes de la prescription, commente Christine Duval, directrice générale de cette entreprise implantée à Bourg-en-Bresse (Ain). Nous misons aussi de plus en plus sur l’Asie, avec un client à Hong-Kong et l’ouverture cet été d’un nouveau show-room à Pékin. » Présent dans bon nombre de pays anglo-saxons et d’Europe du Nord, Grange réalise aussi 80 % de son chiffre d’affaires à l’international, et continue d’étendre son réseau avec l’ouverture récente de deux nouveaux points de vente en Italie – Rome et Naples –et imminente en Tunisie et au Moyen-Orient (Liban, Israël).
Une stratégie de l’excellence et de la créativité
La stratégie des fabricants français de mobilier classique consiste d’abord à se distinguer clairement des produits de moyen de gamme ou d’importation, en fabricant des produits d’excellence, conformes à la tradition de l’ébénisterie. « Nous maîtrisons la fabrication de nos meubles d’un bout de la chaîne à l’autre, ce qui implique sept à huit métiers différents, l’ébénisterie, le gainage du cuir, la fabrication des bronzes, le vernis au tampon, etc, explique Micheline Taillardat. Tous ces métiers sont réunis et coordonnés dans nos ateliers. » Cette fabrication en grande partie artisanale est la vraie richesse de ces entreprises : « Nous défendons auprès de nos clients les avantages de l’assise traditionnelle, à base de sangles, ressorts et crin, qui sera un peu ferme au début mais ensuite plus confortable dans la durée qu’une assise en mousse synthétique, ajoute Gilles Nouailhac. Cela ne nous empêche pas d’utiliser des mousses pour donner plus de moelleux aux dossiers. » Le temps passé sur un siège traditionnel est environ quatre fois plus long que celui nécessaire à la fabrication d’un siège lambda, et utilise des matériaux plus qualitatifs, ce qui permet de justifier un prix de revient, en particulier quand les acheteurs visitent les ateliers. Par exemple, les outils comme les ciseaux à bois et autres gouges alignés ans l’atelier de sculpture sur bois de Moissonnier sont les mêmes que ceux utilisés au XVIIIe siècle. Même si certaines opérations sont réalisées mécaniquement, pour pouvoir fabriquer en petites séries, les interventions manuelles restent nombreuses, comme chez Grange par exemple, quand il s’agit de l’assemblage des meubles, et des finitions.
Mais il est tout aussi important de faire évoluer le meuble et le siège classiques, pour en faire un produit d’aujourd’hui, créatif et tendance, ce qui sera la clé de la reconquête du consommateur français. « La plupart de nos produits sont des créations maison, qui font référence au vocabulaire des styles historiques, mais réunis dans un produit tout à fait nouveau , argumente Drazen Babic (Grange). Par exemple notre collection phare en 2014 est Haussmann, une ligne dessinée par notre directeur artistique Eric da Costa, qui s’inspire à la fois du Directoire et de l’Empire, avec des influences déco. » Ce produit permet à la marque de faire évoluer sa clientèle, vers des acheteurs plus jeunes, sans renier son « ADN », une évolution qui sera renforcée avec l’acquisition récente du fabricant Côté Design, qui allie le meuble d’ébénisterie et l’innovation fonctionnelle. Chez Taillardat, la fidélité aux styles du XVIIIe ne s’oppose pas à l’introduction de fonctionnalités, avec un mécanisme qui dissimule l’écran dans un meuble TV, une table basse ou encore bureau d’angle Louis XVI, ce qui n’existait pas à l’époque. « Nous nous autorisons beaucoup de créativité, avec par exemple des décors originaux sur nos façades de meubles, marquetés ou peints, inspirés de décors du XVIIIe siècle, retrouvés sur des paravents ou des estampes. L’essentiel est de respecter l’esprit du XVIIIe siècle » , ajoute Micheline Taillardat. La créativité peut aussi passer par des collaborations avec des designers – par exemple la « collection d’auteurs », qui a réuni des meubles signés de la styliste Chantal Thomas ou du décorateur Pierre-Yves Rochon pour Taillardat en 2010 – ou avec des fournisseurs, comme le montre le fauteuil Big Bang de Gilles Nouailhac, qui « fait exploser » les codes en vigueur. Il s’agit d’une bergère à oreilles Louis XV, entièrement gainée de cuir noir, dont le dossier laisse jaillir une gerbe de plumes de faisan multicolore créée par les stylistes Mat & Jewski. En plus d’une qualité artisanale, la fonctionnalité est aussi un impératif des meubles Moissonnier, qui a su intégrer ici un éclairage dans une coiffeuse du XVIIIe siècle, là une tablette d’ordinateur à un bureau Louis XV. L’ébéniste de Bourg-en-Bresse est aussi celui qui va le plus loin dans la « mode maison » : « Nous créons chaque année une collection complète à partir d’un thème –Espagne, Inde, Nature… – qui nous permet de décliner les couleurs, les tissus et les décors, comme on le fait dans la haute couture, déclare Christine Duval. C’est ce qui donne à cette entreprise un territoire à part, et un goût de l’expérimentation audacieuse, notamment dans les finitions – palettes de couleurs inattendues, commodes recouvertes de papiers peints, effets tissus, effet jeans… – qui renouvelle complètement le mobilier classique.
Services et sur mesures
Produit actuel, le meuble classique adopte aussi des outils de merchandising d’aujourd’hui, à l’image du logiciel My Grange, mis au point par l’entreprise rhodanienne, en vue d’être diffusé dans son réseau de magasin. Il s’agit d’un outil de personnalisation, qui permet au client, grâce un écran tactile, de choisir toutes les options de son meuble – finition, couleur ou bois naturel, rechampis, type de pieds, de poignées, etc. – puis de l’implanter virtuellement dans son intérieur. Une fois validées, ces options sont enregistrées et le système génère une commande qui est immédiatement transmise aux ateliers de fabrication. La personnalisation du produit est en effet un enjeu majeur, pour la distribution en magasin, et plus encore pour les projets de contract : « Sur ce marché, il faut pouvoir tout faire, à commencer par le sur mesure, mais aussi les finitions à la demande, l’ajout de monogrammes, voire la réalisation de pièces à façon, à partir d’un plan ou d’une photo fournie par le client », précise Christine Duval (Moissonnier). Les entreprises françaises de meuble classique haut de gamme peuvent en effet fournir ce service, parce qu’elles possèdent leurs ateliers en France, et une main d’œuvre très qualifiée, ce qui permet d’allier la qualité et les délais. C’est ainsi que Taillardat et Gilles Nouailhac ont créé ces dernières années des sites de production nouveaux en Lorraine, une région historique du siège de style, et que Grange et Moissonnier sont aussi fidèles à leur terroir d’origine. « Nos clients étrangers veulent absolument un produit made in France, ce qui est très important pour notre image, conclut Gilles Nouailhac. Et je suis sûr que le client français reviendra, tôt ou tard, vers le beau meuble de tradition revisité. » Le meuble classique français a donc toute sa place sur un marché mondialisé.