Qu’est-ce qu’une œuvre originale dans le domaine du mobilier ? Quels sont les droits et devoirs respectifs de l’éditeur et du designer ? Comment protéger une œuvre originale en France et à l’international ? Tels ont été les thèmes abordés dans le cadre de la rencontre organisée par l’Ameublement français et le French Design by Via le 26 septembre. A la clé, un ensemble d’informations et de réponses concrètes pour tous les acteurs qui produisent du mobilier de créateur.
Sur un marché mondialisé, où les produits risquent d’être de plus en plus uniformisés, la création est un levier de première importance à activer pour se distinguer, créer de la valeur ajoutée, et tirer son épingle du jeu. Pour les entreprises du meuble, la création passe de plus en plus par la collaboration avec des designers externes. Mais cette pratique a ses propres règles. Si les entreprises rompues à l’exercice les maîtrisent déjà, les fabricants qui s’aventurent sur ce terrain, nouveau pour elles, doivent prendre des précautions, pour tirer le meilleur parti de leur stratégie de différenciation, notamment en protégeant la propriété intellectuelle de leurs créations. C’est pour les accompagner dans cette mutation que le French Design by Via a organisé le 26 septembre dernier, dans sa galerie parisienne, une conférence-atelier animée par l’avocate Delphine Brunet, spécialiste du droit d’auteur, sur le thème « Propriété intellectuelle et design. »
Quel droit pour l’auteur ?
En introduction, l’intervenante a indiqué que, en droit français, les créations – dont les meubles – sont des œuvres de l’esprit susceptibles d’être protégées par le droit d’auteur, à la condition expresse qu’elles soient « originales ». Le droit d’auteur peut appartenir à un individu, ou à plusieurs s’ils co-signent l’œuvre, voire à une entreprise si c’est elle qui réalise l’œuvre et la diffuse, ce dernier cas étant le seul où le droit d’auteur peut appartenir à une personne morale. Le droit d’auteur comprend des droits patrimoniaux, qui permettent à l’auteur d’une œuvre de l’esprit de percevoir une rémunération pour l’exploitation de cette œuvre par des tiers, et un droit moral qui protège les autres droits de l’auteur (droit de divulgation, droit à la paternité, droit au respect de l’œuvre…), l’ensemble de ces droits étant protégés pendant 70 ans après la mort de l’auteur. Il s’agit d’un droit immatériel, c’est-à-dire que nul n’a le droit de reproduire l’œuvre, ni de l’utiliser à quelque fin que ce soit, sans l’accord du titulaire des droits.
Dans le meuble, les créations peuvent être des « dessins et modèles communautaires enregistrés », dans le cas où on dépose une demande d’enregistrement auprès de l’Institut National de la Propriété Industrielle (INPI), de l’EUIPO ou de l’OMPI, selon des critères de nouveauté, de caractère propre, et d’aspect ornemental. Le déposant est alors le titulaire des droits. Autre cas de figure, les « dessins et modèles communautaires non enregistrés » ne nécessitent pas de dépôt, et bénéficient automatiquement d’une protection de 3 ans contre les « copies serviles », à compter de la première « communication au public » dans l’Union Européenne. Le droit d’auteur est différent de la marque, qui doit aussi faire l’objet d’un dépôt auprès de l’INPI, de l’EUIPO ou de WIPO, avec la nécessité de prouver qu’il s’agit d’un signe distinctif – un nom, un graphisme, une couleur… – ce qui en fait un « monopole », tandis qu’il n’est pas possible de déposer un nom générique comme « meuble » ou « design » qui appartiennent à tout le monde. La marque est déposée pour une durée de 10 ans, renouvelable indéfiniment, et doit être effectivement exploitée par son titulaire, sous peine de voir son domaine d’application contesté.
Qu’est-ce qui fait l’originalité d’un meuble ?
Pour maître Delphine Brunet, « Une œuvre originale est celle qui porte l’empreinte de son auteur, qui se démarque par ses caractéristiques de ce qui existait avant sa création, ce qui donne une valeur immatérielle à l’objet. » Il n’y a donc pas de critères objectifs pour définir ce qui fait l’originalité d’une œuvre. En dernier recours, seul le juge est à même d’établir à partir de tous les éléments du dossier, si le droit d’auteur a ou non été violé. Dans la suite de son exposé, l’intervenante a donc présenté différents cas concrets de meubles ayant fait l’objet de plaintes pour contrefaçon. Dans le cas d’une gamme de tables éditée par une galerie parisienne, le juge a estimé, selon les termes du jugement, que « L’originalité des tables revendiquées réside dans la combinaison des éléments qui les caractérisent, selon un agencement particulier, mais seulement selon celui-ci, et qui confère à l’ensemble sa physionomie propre, et traduit un parti pris esthétique reflétant l’empreinte de la personnalité de son auteur », ce qui en fait une œuvre originale. Autre exemple cité, une lampe caractérisée notamment par le fait que « l’abat-jour ne touche ni les montants verticaux ni la platine supérieure de la structure », ce qui résulte d’un choix créatif qui confère à la lampe une physionomie originale, qui la distingue des lampes traditionnelles japonaises, et la rend éligible à la protection au titre du droit d’auteur.
A contrario, le troisième exemple pris est celui d’un canapé comportant une forme de vague en surpiqûre sur les accoudoirs extérieurs, qui n’a pas été reconnu comme original : « Toutefois, la société X ne justifie pas suffisamment en quoi cette ornementation des accoudoirs et du dos du canapé révèle un effort créatif et un parti pris esthétique, la surpiqûre sur le cuir et le tissu étant un savoir-faire déjà connu, déjà utilisé sur des canapés de même genre, qui peut contribuer à alléger leur caractère massif », établit le jugement. Au vu de ces exemples, seuls peuvent bénéficier du régime du droit d’auteur les objets ou meubles qui contiennent quelque chose de vraiment nouveau, comme le montre un autre exemple, un modèle de tasse où la cuillère est encastrée dans l’anse de la tasse, ce qui crée « une impression globale différente » par rapport à l’état de l’art antérieur dans les arts de la table. De cette jurisprudence, il résulte qu’un grand nombre de produits n’ont pas vocation à être déposés comme modèles originaux.
Quelles sont les précautions à prendre ?
Pour l’intervenante, éditeur et designer ont donc le droit de « s’inspirer » de créations antérieures, mais en prenant soin de bien mettre le curseur, et en respectant certaines limites : il faut en tout état de cause ne pas reprendre un trop grand nombre d’éléments – formes, dimensions, matériaux, couleurs, finitions… – à partir d’une œuvre originale… sinon on se rapproche de la copie et on s’expose à des poursuites. Pour défendre l’originalité d’une création, il est important de s’assurer que ce qu’on utilise est libre de droits, et il est conseillé de conserver des traces de la démarche créative, comme des dessins, des notes, des maquettes, des prototypes. Attention également à la date d’édition d’un produit : il ne doit pas avoir été divulgué plus de 12 mois avant d’avoir fait l’objet d’un dépôt, sinon, il ne pourra plus être protégé. Pour bénéficier de la protection de 3 ans contre les « copies serviles », à compter de la première « communication au public » dans l’Union Européenne, il faut donc conserver une preuve de la date de cette première divulgation, une exposition sur un salon, un lancement en ligne, ou même une mention sur un réseau social pouvant faire foi. Autre précaution à prendre, effectuer un dépôt en bonne et due forme, avec un coût variable selon les cas, par exemple d’une marque, ou d’un dessin et modèle communautaire sur le site de l’UMPI, pour le protéger en France et dans les 28 pays de l’UE, ou sur le site de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI) pour l’ensemble du monde.
La dernière partie de l’exposé a porté sur les différents types de contrats entre l’éditeur et le designer, pour permettre l’exploitation des créations. Sur ce point, il faut préciser que chaque contrat est sur mesure, il est une licence d’exploitation des droits d’auteur, valables pour le produit ou la collection précisée au contrat. Chaque contrat doit donc, pour être valable, porter sur une durée définie, et délimiter la nature des droits cédés, par exemple le droit de fabriquer, de diffuser, mais pas forcément celui d’adapter l’œuvre, et d’en changer les dimensions ou les matériaux. Ce contrat est basé sur le principe du droit d’auteur, qui protège l’auteur en lui attribuant une rémunération proportionnelle à l’exploitation de l’œuvre. Dans ce cadre, l’éditeur doit respecter un ensemble d’engagements, comme diffuser un nombre minium d’exemplaires de l’œuvre éditée, et rendre des comptes certifiés. Il a aussi l’obligation d’exploiter l’oeuvre, c’est-à-dire de faire les efforts commerciaux nécessaires pour la vendre, sous peine de se voir retirer l’exploitation des droits liés.
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Trois questions à… Christophe Lemaire, Membre du Conseil d’administration de l’Alliance France Design (1)
En tant qu’éditeur de mobilier, quelles sont les questions essentielles à se poser au moment de signer un contrat avec un designer ?
L’éditeur doit être conscient que le designer apporte une valeur ajoutée à sa marque, à son entreprise, et pas seulement au produit édité. Cette création de valeur est à la fois substantielle et financière, parce qu’un meuble ou un objet signé par un designer acquiert un prix de vente supérieur à un produit lambda, à coût de fabrication équivalent. L’éditeur doit donc se demander si son business model lui permet de commercialiser un tel produit, de le valoriser avec une marque et des moyens de promotion adaptés. Il doit aussi signer avec le designer un contrat équitable, pour lui permettre de vivre convenablement, autrement dit qui partage la valeur ajoutée du design. Dans les faits, la redevance versée dépasse rarement 5% du prix confidentiel (sortie d’usine + marge éditeur), ce qui est satisfaisant si l’éditeur est un « major » du secteur, mais intenable pour une édition limitée à quelques pièces par une galerie. La bonne position consiste donc à signer un contrat adapté, et conforme aux recommandations de la profession.
Du point de vue du designer, à quoi faut-il être vigilant au moment de signer avec un éditeur ?
Le designer est trop souvent ignorant des règles juridiques qui encadrent son travail de création. Par exemple, il ne sait pas que sa rémunération est composée de deux parties distinctes : les honoraires de création correspondant au travail de recherche, d’esquisses, de mise au point, etc, plus une redevance sur chaque produit vendu par l’éditeur. Or la redevance n’est généralement pas perçue sur le prix de vente au public, mais sur un prix éditeur ou prix confidentiel qui ne comprend pas les frais de distribution, et de publicité, et correspond au grand maximum à 50 % du prix de vente au public. Il doit s’attacher, dans le contrat de cession, à encadrer au maximum l’exploitation de son œuvre, en précisant sous quel délai elle sera mise en vente, dans quels réseaux de distribution, à quel prix public (quel prix confidentiel aussi), pour quelle durée, sur quelle zone géographique, avec quelle exclusivité ou non-exclusivité. Le designer devra obligatoirement signer un contrat de cession de droits patrimoniaux avec son éditeur, une opération dans laquelle il s’engage à livrer une œuvre originale, et qui seule peut permettre à l’éditeur de la déposer comme dessin et modèle, puisque seul le détenteur des droits peut engager cette procédure.
Quels conseils donneriez-vous à un éditeur pour se protéger au mieux contre la contrefaçon de ses produits ?
Innover, innover encore, innover toujours ! Il faut sortir des sentiers battus, repenser les usages, l’utilité et l’utilisabilité des produits avec les designers et les utilisateurs. Qui pouvait imaginer il y a 25 ans que le flex-office serait le mode d’implantation tertiaire le plus répandu aujourd’hui dans les entreprises innovantes ? Pouvait-on imaginer que le co-working verrait une telle envolée ? Imaginer de nouveaux usages, qui génèrent de nouveaux objets/services est le meilleur moyen de ne pas être copié. En ce qui concerne la partie juridique de la contrefaçon, la protection via le dépôt de dessin et modèles n’est pas suffisante, car il faudrait examiner toute la production antérieure publiée pour s’assurer que le dessin/modèle que l’on enregistre n’existe pas déjà. Le dépôt est cependant nécessaire pour l’éditeur, à la condition qu’il détienne un contrat de cession de droits de reproduction/édition. La cession de droits d’auteur est une solution complémentaire pour le designer, mais pas exclusive, car elle permet de produire une date certaine de création, et un processus de création documenté.
(1) (www.afd.eu.com).
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Pierre Rochepeau, Drugeot Manufacture : « Des engagements réciproques entre designer et éditeur »
Pour l’éditeur de mobilier contemporain implanté à Segré (Maine-et-Loire), le contrat qui lie designer et éditeur doit être minutieusement élaboré, car il joue un rôle essentiel dans l’activité : « L’éditeur s’engage à vendre et à promouvoir l’œuvre, tout en citant le designer dans sa communication sur le produit, explique Pierre Rochepeau. Autre volet important, il s’engage à ne pas modifier le produit sans son accord. De son côté, le designer s’engage entre autres à ne pas donner sa création à un autre éditeur. » Les termes du contrat peuvent varier, selon différents critères, et sont individualisés. Par exemple la structure de la rémunération sera différente si le designer est aussi un technicien qui fournit une création avec tous les détails techniques, ou s’il fournit un simple dessin, à partir duquel c’est l’éditeur qui prend en charge le développement du produit. De même, cette structure de rémunération varie selon le profil du designer : s’il est déjà connu, il demandera un prix fixe au moment de l’édition, s’il est en quête de notoriété, il sera plutôt rémunéré sous forme de royalties. « Pour ce qui est de la protection de nos modèles, elle est effective dans les pays de l’Union Européenne pendant 3 ans, à condition de pouvoir prouver une date de première communication au public, mais hors Europe, il faut entamer d’autres démarches. Il nous est arrivé qu’un site européen de e-commerce mette en vente une copie d’un de nos produits, mais il l’a retirée sur un simple coup de fil de notre part. De toutes façons, un produit copié perd son côté avant-gardiste, la seule solution est de se tourner vers d’autres produits innovants », conclut l’éditeur.
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Le Bauhaus, un cas d’école pour la propriété intellectuelle
Le mouvement architectural et esthétique, dont nous fêtons cette année le centenaire, a donné lieu à une véritable réinvention du mobilier, par ses créateurs emblématiques que sont Marcel Breuer, Ludwig Mies van der Rohe ou Mart Stam. De fait, les objets qu’ils ont inventés sont par définition des « œuvres originales », qui créent « une impression globale différente » par rapport à l’état de l’art antérieur, et sont protégées par le droit d’auteur. De nombreuses créations de designers contemporains, qui n’ont pas encore cette glorieuse postérité, peuvent prétendre à la même protection.