Recomposition radicale du secteur, distribution mondialisée, surinformation du consommateur…
Le directeur général de l’Ipéa nous livre sa vision sur l’état actuel de la filière meuble – côté industrie et distribution – et détaille les enjeux cruciaux pour le futur de la profession, un avenir qui ne serait pas forcément si morose…
– Le Meubloscope a fêté ses 18 ans… Quelles ont été les évolutions majeures dans le secteur de l’ameublement sur les 2 dernières décennies ?
L’un des faits marquants, c’est tout d’abord l’effondrement d’une industrie, lié à la montée en puissance des importations chinoises :?sur les 20 dernières années, l’Italie, qui était leader des exportations mondiales, s’est fait damer le pion par la Chine, et maintenant, c’est par l’Allemagne ! Donc pour l’instant, le marché français se fournit soit avec une main d’œuvre à faible coût et, en parallèle, des conditions écologiques différentes – avec la Chine – soit il bénéficie de la puissance industrielle allemande. En conséquence, l’industrie française, qui est entre les deux, a du mal. Cela dit, je pense que les plus grosses difficultés de notre industrie sont passées, que les perspectives à venir sont positives, tout simplement parce qu’elle a traversé les différentes crises, et que la distribution va avoir besoin de relocaliser ses approvisionnements en France et en Europe.
La recomposition complète des cartes de la distribution est bien évidemment le deuxième fait marquant. Sur les 20 dernières années, on a vu la division par 2 de la part de marché des tradis, et en même temps la montée en puissance des enseignes de type Ikea, Alinéa, Fly : sur cette période, le jeune habitat a multiplié par plus de 4 sa part de marché valeur… Et cette distribution se mondialise : le numéro 1 du marché français est un Suédois, Conforama est passé dans le giron du Sud-Africain Steinhoff, tandis que But est maintenant entre les mains d’un fond d’investissements dont la décision n’est pas forcément basée dans l’Hexagone. Ajoutons à cela les difficultés d’un groupe familial français, Mobilier Européen… Et au sein de cette recomposition, il faut reconnaître qu’une distribution généraliste milieu de gamme à 11 % de parts de marché, ce n’est pas normal, et que dans les années à venir, on ne va pouvoir remarquer qu’une montée en puissance, à nouveau, de ces acteurs : mais pour cela, ils doivent investir.
– Justement, comment ces généralistes peuvent-ils redresser la situation ?
Le souci du milieu de gamme, c’est que le retour sur investissements n’est pas instantané, loin de là. Dans la grande distribution, ce retour est souvent plus rapide, parce qu’on anime le marché par des promos… alors que l’avenir du tradi ne passe pas par ces pratiques ; le retour est donc à moyen terme, mais comme le ticket d’entrée pour ouvrir un magasin de 1 000 à 2 000 m² est élevé, c’est vraiment de l’investissement pour les années à venir… C’est la raison pour laquelle à l’Ipéa, nous pensons que les tradis ont un boulevard de 10 ans devant eux, pour reconstruire et recréer leur marché, car un nouvel entrant sur ce niveau de gamme n’est pas pour demain. Et ce marché n’en sera pas un où ils vont prendre des parts à la grande distribution, mais plutôt un qu’ils vont créer : le renouvellement leur est dédié, puisque la grande distribution ne saura pas gérer ce marché ; elle essaye, mais elle pense que l’avenir est uniquement dans le digital pour contenir la masse salariale des points de vente. Par conséquent, les tradis ont tout un chantier, mais il faut investir avec un retour sur investissements qui va être à 5, 6 ou 7 ans, donc il s’agit plutôt de stratégies familiales que financières… Je pense réellement qu’il y a de belles choses à faire pour la différenciation de l’offre du marché.
– Parlons maintenant du consommateur… On dit qu’il est “surinformé”, mais pensez-vous, dans le fond, qu’il sache réellement distinguer différentes qualités de produits ?
Actuellement, ce consommateur – et c’est en réalité le cas depuis pas mal d’années sur le marché du meuble, Internet n’ayant fait que caricaturer la situation – est complètement perdu, vu ses achats peu fréquents. Il n’a aucun repère. Donc pour résumer, oui, le consommateur est surinformé, mais avec un biais total renforcé par Internet, ou par du bouche-à-oreille pratiqué avec des gens qui n’ont eux mêmes pas forcément tout compris. Du coup, c’est pour cela que le prix est le premier critère d’achat, et que la grande distribution, et même les tradis, misent sur le fait qu’ils ne vendent pas du meuble, mais plutôt un taux de remise. Les sièges chinois ont été une goutte d’eau dans la perception du consommateur : quand ils voient – 70 % affichés sur un produit, ils oublient totalement le reste ! Alors c’est vrai qu’on entend beaucoup que le consommateur est surinformé, et qu’il va falloir former les vendeurs… Bien sûr, il va falloir les former, mais afin qu’ils puissent expliquer au consommateur que ce qu’il croit être juste, en réalité, ne l’est pas. Il y a une chose qui risque de faire souffrir ces acteurs, s’ils ne se mettent pas à informer le client de cette manière : d’autres prendront à leur place le pouvoir sur l’information au consommateur. On l’a vu avec les revues de décoration qui, pendant 20 ans, ont monopolisé l’orientation (stylistique) du consommateur. Aujourd’hui, ces titres ne vont globalement pas très bien, et c’est pour cela qu’on devrait voir émerger, dans les mois à venir, des méga sites Internet informatifs, qui seront autant d’outils de prescription vis-à-vis du consommateur : il vont l’informer, lui expliquer la différence entre les différents produits… mais pas pour lui faire plaisir, plutôt parce que derrière, ils auront des annonceurs et des fournisseurs de bases de données produits, des industriels avec ou sans marques, qui pousseront et rémunèreront ces sites (pour le consommateur l’information et le conseil seront gratuits). Et ceci accélèrera la modification du trafic des enseignes… parce qu’aujourd’hui, celui qui a le premier contact avec le consommateur, c’est un site Internet. Pour l’instant, ce sont majoritairement des sites de distributeurs, mais ce nouveau système d’information sera un mix entre presse grand public, prescription et business : ce sont ces nouveaux sites qui orienteront le consommateur dans les différents magasins. Pour résumer, la nouvelle révolution va être provoquée par des acteurs qui ne sont pas issus du métier, qui vont prendre le pouvoir pour orienter le consommateur et lui dire de passer à l’acte. Amazon, c’est simplement un nouveau mode de grande distribution ! Et je pense qu’on en n’est pas loin… Je ne serais pas étonné que ça se compte en semaines.
– Comment voyez-vous l’avenir de la distribution de l’ameublement ?
Je crois réellement en l’avenir. Nous venons de passer 20 ans de redistribution des cartes. L’avenir,
pour des acteurs qui veulent recréer de la valeur, est à construire. On a un consommateur qui a envie
de s’occuper de sa maison, donc envie d’acheter : or pour l’instant, 90 % du message passé à ce consommateur concerne un prix barré. Face à cela, les acteurs qui veulent recréer de la valeur peuvent bénéficier d’un premier tremplin, comme EspritMeuble, monté par des acteurs qui veulent reconstruire du milieu et du haut de gamme, pour proposer au consommateur des solutions d’aménagement de la maison, et pas seulement du produit de base à des prix barrés. L’avenir passe aussi par une reconstitution des marges des fabricants : on ne peut pas continuer à augmenter des coefficients fond de rayon pour pouvoir appliquer des remises fictives, et imposer aux industriels, surtout français, de n’avoir dans les promotions que des produits qui ont moins de 2 ans… Depuis toujours, le meuble a une durée de vie importante. Et en ce moment, des industriels français sont dans une situation ubuesque : ils ont des produits qui marchent, des collections qui ont 2, 3, 5 ans – parce que le rythme du meuble est lent, et que le consommateur, comme il ne change pas tous les jours, ne cherche pas à tout prix la nouveauté – sur lesquels sont appliqués des coefficients de fond de rayon plus importants, et certains distributeurs n’acceptent plus de les mettre dans les campagnes de promotion car jugés trop anciens… Ces produits-là ne se vendent donc plus, car le prix en fond de rayon est déconnecté de la réalité. Du coup, on marche sur la tête : on veut toujours de la nouveauté, pour faire croire au consommateur qu’il a une vraie remise, et on est en train de tuer une industrie, tuer une relation consommateurs, simplement dans un objectif court terme de gains de parts de marché… J’aurais tendance à dire que la part de marché à tout prix, en appliquant des taux de remise sur des prix fictifs, c’est tuer notre marché ! Certes, le consommateur aimera toujours faire une affaire. Mais tant qu’on négocie dans la discussion, avec un vendeur et une remise qui peut aller jusqu’à 20%, on est dans les codes historiques du meuble.
– Pour finir… un mot sur la situation de Mobilier Européen ?
Le monde, les générations changent. L’objectif de la distribution, de plus en plus, est d’avoir un retour sur investissement rapide. Il y a encore quelques années, lorsque les temps étaient difficiles, même en possédant des réserves historiques, on aurait puisé dans le bas de laine, pour relancer la mécanique.
Maintenant, le réflexe est davantage de se mettre en plan de sauvegarde pour faire une sorte d’arrêt sur image, et donc pour voir quelles sont les opportunités de réorganisation, relance, cession d’un parc de points de vente, et protéger ses acquis et ceux des actionnaires. Le plan de sauvegarde est le signe que l’avenir de la distribution du meuble n’est pas différent de celui de la distribution des autres secteurs: tout doit aller vite, y compris les décisions et les réorganisations. Et le e-commerce accentue cette nécessité de l’instantané.