Espaces tertiaires : comment accompagner le changement ?
Bureaux fermés sous-utilisés, espaces collectifs inadaptés, équipements numériques insuffisants… comme le montre la crise de la Covid-19, le travail a changé, mais les bureaux n’ont pas suivi. Comment les espaces tertiaires peuvent-ils évoluer pour répondre à la fois aux souhaits de télétravail d’une majorité de salariés, et aux besoins d’échanges collaboratifs des managers ? Organisé sur l’espace Work ! du dernier Maison&Objet, un cycle de conférences a donné la parole aux experts du secteur pour avancer des solutions à cette problématique complexe.
Le monde du travail, et en particulier le secteur tertiaire, figure parmi les plus impactés par la crise de la Covid-19, pour laquelle il y aura vraisemblablement un avant et un après. Conséquence brutale des différents confinements, les salariés ont été amenés à travailler de chez eux du jour au lendemain, et les managers ont dû s’adapter tant bien que mal à cette nouvelle situation. En temps normal, les changements dans les modes d’organisation sont planifiés longtemps à l’avance, avec des périodes de formation et de tests, et des retours d’expériences, qui permettent de valider, et au besoin de corriger les erreurs en cours de route. Au fil des mois, les retours au bureau se sont faits bon an mal an, en appliquant des nouvelles règles de distanciation, et dans la majorité des cas de façon partielle. Et le confinement a laissé des traces : un grand nombre de salariés ont apprécié ce moment de rupture, qui leur a permis de gagner une autonomie dans leur travail, de réduire fortement le temps passé dans les transports et la fatigue qui en découle, de réorganiser leur emploi du temps. Même si le télétravail n’a pas été sans problèmes, il en résulte un nouveau partage entre vie professionnelle et vie familiale ou privée, auquel un grand nombre de salariés se sont attachés. Avec une conséquence majeure pour les entreprises : elles doivent maintenant imaginer des modèles d’espaces tertiaires qui donnent envie aux salariés de revenir sur leur lieu de travail, avec la conviction qu’ils y trouveront une valeur ajoutée par rapport au travail effectué chez eux ou en visioconférence. À défaut de proposer ce type de solution, elles s’exposent à voir leurs talents les quitter pour d’autres entreprises plus innovantes, plus performantes dans ce domaine.
Vers une collaboration hybride
C’est dans ce contexte particulier que Maison&Objet – et particulièrement son département consacré au bureau Work ! – a proposé lors de son édition de septembre dernier un cycle de conférences, toutes en ligne sur son site internet, pour décrypter ces changements, et donner des pistes de réflexion et de décision aux donneurs d’ordre et aux fabricants de mobilier de bureau. Consultante en recherche appliquée chez Steelcase – l’un des fournisseurs leaders de mobilier et solutions tertiaire – Sandra Garcia a fait part des conclusions des 11 études qui ont été réalisées par ce groupe américain depuis mars 2020, en interrogeant quelque 52 000 salariés et en analysant plus de 27000 espaces de travail. Pour elle, il ne fait pas de doute que nous allons vers une « collaboration hybride », comme le montrent les souhaits exprimés par les dirigeants d’entreprises interrogés : Sur le marché français, 62 % d’entre eux veulent aller vers une formule de travail hybride (72 % aux USA), 7 % vont continuer en 100 % télétravail (5 % aux USA), et 31 % veulent revenir à 100 % en présentiel (29 % aux USA). « Ces pourcentages montrent une chose importante, c’est que le télétravail n’est pas la solution universelle à tous les problèmes, explique-t-elle. Ils montrent au contraire l’importance de pouvoir réunir ses salariés en un même lieu, car c’est là où se joue la culture d’entreprise, l’engagement, la collaboration, l’innovation, etc. » Steelcase a ensuite interrogé dirigeants et salariés sur leurs motivations pour revenir au bureau, pour mettre à jour un consensus : les uns et les autres confirment l’importance de la « collaboration », qu’ils placent en première position, à savoir le fait de pouvoir échanger en direct, en présentiel, pour pouvoir prendre la bonne décision. Parmi les autres motivations, la « concentration » arrive en 4e position pour les managers et en 3e position pour les salariés, ce qui montre qu’il n’est pas si facile de pouvoir se concentrer à domicile, faute d’une pièce dédiée, en raison du bruit, des enfants, des dérangements divers, etc. Les managers citent aussi en 2e position le « réseautage » et en 3e position « l’accueil des clients », tandis que les salariés évoquent en 2e position « l’accès aux outils (numériques) » et en 3e position la « cohésion des équipes ».
Pour une bonne conduite du changement
Sandra Garcia a poursuivi en citant une autre étude : « Selon le cabinet McKinsey, 96 % des dirigeants pensent qu’ils vont devoir évoluer vers un modèle hybride, mais 68 % n’ont pas de feuille de route pour y parvenir… cela montre à la fois la direction à suivre, et à quel point c’est difficile à mettre en oeuvre. » En réalité, il n’y a pas de recette universelle, et chaque entreprise doit trouver sa formule, en prenant en compte ses intérêts, mais aussi – et c’est nouveau – les intérêts et attentes de ses salariés. Ce qui est devenu un enjeu stratégique : les entreprises qui disent ne pas vouloir faire de télétravail sont en danger, car 35 % des salariés sont prêts à changer d’emploi si on ne leur propose pas une formule hybride !
En réponse à ce défi, l’intervenante a avancé des éléments à prendre en compte pour réussir la mise en œuvre d’une stratégie hybride. Il faut tout d’abord continuer à soutenir le travail à domicile, en se demandant si ses salariés peuvent le faire dans de bonnes et conditions, et si ce n’est pas le cas, ce qu’il est possible de faire pour qu’ils continuent à être productifs. Il faut aussi développer une stratégie de mobilité : qui doit être là en présentiel ? Qui peut travailler à distance ? Faut-il le même nombre de jours télétravaillés pour tous ? Attention, la façon de travailler a changé et, le plus souvent, les espaces n’ont pas suivi… par exemple, il y a parfois 70 % des espaces en bureaux fermés, qui sont souvent vides, parce que les gens passent 50 % de leur temps en collaboratif… Enfin, il est important d’accompagner le changement : le moment aigu de la crise semble derrière nous, il faut maintenant prendre le temps de réfléchir à la mutation, scientifiquement, pour installer le bon changement dans la durée. La consultante a conclu son intervention en rappelant qu’il est essentiel que les collaborateurs qui interviennent en distantiel soient traités de la même manière que ceux qui sont présents physiquement lors des réunions, ce qui relève de « l’équité », une condition pour obtenir leur « engagement » ; il faut aussi miser sur la qualité des équipements de visioconférence, et sur leur « simplicité », le troisième mot-clé : on doit pouvoir se connecter de façon intuitive, quel que soit son matériel informatique. Et de conclure avec une citation de Steve Miller, le CIO de Steelcase : « Pour réussir une collaboration hybride, il faut se mettre dans la peau d’un réalisateur de cinéma, et penser à l’éclairage, aux caméras, au son, aux contenus. Et créer une expérience optimale pour tous, de chaque côté de la caméra. On ne pensait pas avant à tous ces aspects… aujourd’hui oui ! »
De l’hybridation à la personnalisation
Pour Julien Diard, directeur général de Moore Design – société française spécialisée dans l’aménagement d’espaces tertiaires, à la fois importateur, distributeur, éditeur et fabricant – l’enjeu majeur pour les entreprises est aujourd’hui d’aller vers une personnalisation de leurs espaces tertiaires. « Il y a dix ans, il y avait deux possibilités, soit on était à son poste de travail, soit on était en réunion, mais depuis tout a changé, explique-t-il. On a vu arriver le flex office, et tous les espaces de type conviviaux ou informels, où on travaille sans bureau, où on se repose, où on se réunit, où on fait de la co-création… C’est tout cela qui s’accélère aujourd’hui depuis la Covid-19. » Une nouvelle manière de travailler qui est arrivée avec les générations X, Y et Z, sous l’influence de la nouvelle économie de la Silicon Valley, qui ont souhaité retrouver les codes de l’habitat et de l’hôtellerie dans les espaces de travail, où on alterne les séances assises à son bureau, et « vautré » dans un siège confortable pour lire ses mails ou répondre à ses SMS.
Pour l’intervenant, c’est le bon moment pour transformer l’essai. Avec le covid-19, beaucoup d’entreprises se sont aperçues qu’elles avaient un taux très bas d’occupation de leurs bureaux, entre 30 et 50 % du temps, un manque à gagner en termes de rentabilité immobilière. Logiquement, il faut donc rationaliser, mais pas forcément réduire la surface : les bureaux supprimés doivent l’être au profit d’espaces supports, de type réunion, de co-activité, de concentration… qui sont aujourd’hui plébiscités par les salariés. On l’aura compris : il n’y a pas de règle générale : ces arbitrages doivent se faire après avoir analysé les besoins et l’ADN de l’entreprise. Dans une célèbre mutuelle, on a choisi de faire en sorte que tous les salariés puissent déjeuner ensemble le midi ; conséquence, on a réservé un espace de 400 m² avec un mur équipé d’une centaine de fours micro-ondes, pour pouvoir réchauffer les 300 repas livrés chaque jour à midi. Dans d’autres cas, on supprime au contraire le restaurant inter-entreprises, pour en faire un espace polyvalent, ouvert de 7 h à 22h, avec un choix d’installations pour pouvoir à la fois y travailler et s’y restaurer, des fonctions qui se traduisent par l’aménagement et le mobilier. « On ne passe pas en flex office en supprimant des bureaux, et en mettant à la place des casiers fermés et des cabines pour pouvoir s’isoler, ajoute Julian Diard. La bonne méthode consiste à écouter les besoins des salariés, et à les combiner avec le mode de management, pour aboutir à une formule réellement personnalisée et efficace. »
Les aménageurs et fournisseurs de mobilier doivent aussi prendre en compte une autre attente nouvelle : la réversibilité. Les espaces doivent donc être conçus de manière à répondre à un ensemble de tâches – téléphoner, me concentrer, me reposer, travailler en collaboratif, etc. – tout en pouvant être modifiés dans le temps, sans engager de travaux lourds.