Newsletter
19.2.2021

[Une situation sans précédent pour le secteur] Crise des matières premières : explications, analyse, enjeux

Les premiers signes se sont fait sentir dès le début du deuxième semestre 2020 et, loin d’une amélioration espérée à la fin de l’année, la situation s’est, au contraire, aggravée. Cela fait maintenant plus de six mois que les matières premières stratégiques pour la fabrication de meubles – acier, bois… et mousses, celles-ci observant les conditions les plus difficiles – enregistrent des hausses de prix intenses et continuelles, doublées de pénuries sérieuses, ce qui impacte toute la filière : fournisseurs de produits semi-finis, fabricants, mais aussi distributeurs qui, pour ces derniers, commencent à mesurer l’ampleur d’une crise qui est absolument sans précédent… Notre dossier tente de livrer des clés nécessaires à la bonne compréhension de la situation, pour en détailler les conséquences sur le secteur du meuble, et en faire apparaître les enjeux : le plus important, sans doute – en attendant un retour à la « normale » encore imprévisible à l’heure qu’il est – réside dans la force du partenariat industriels / distributeurs…    

[Une situation sans précédent pour le secteur] Crise des matières premières : explications, analyse, enjeux

« L’ameublement, l’un des rares secteurs à profiter de la crise sanitaire » constatait LCI le 14 janvier dernier, en diffusant un reportage éloquent. Alors que, en effet, la reprise au sortir du premier confinement avait déjà été qualifiée d’inespérée par les acteurs du marché, les mois suivants ont été tout autant florissants, du moins jusqu’à la deuxième période de restrictions… et le début de cette année 2021 ne s’est pas montré moins encourageant, bien au contraire : « Aujourd’hui, nous atteignons des niveaux de commandes comme nous n’en avons jamais vus dans l’histoire de la société » résume simplement Patrick Réguillon, directeur général du Sommeil Français. La literie, en effet, bénéficie toujours de conditions très favorables, dans la lignée du dernier indice de production industrielle fourni l’Ameublement Français (à partir des données INSEE), qui était de + 10 % pour les matelas sur la période septembre – décembre 2020 par rapport à la même période en 2019. Et ce secteur n’est pas le seul, en témoigne un autre exemple particulièrement révélateur, en se plaçant cette fois côté distribution : « Avec des croissances comprises entre + 20 et + 30 % sur les deux derniers mois de 2020 pour le circuit des GSB, puis de nouveau une estimation à environ + 20 % sur ce mois de janvier, on peut clairement dire que l’habitat a le vent en poupe, avance Jean-Luc Guéry, PDG d’Optimum SAS, société spécialiste des solutions d’aménagement et de placards, et donc fournisseur de ces enseignes. Songez que, finalement, le bricolage et l’équipement de la maison restent quasiment les seules activités que les Français peuvent faire librement ». Ainsi, comme l’avance LCI, l’ameublement jouit en effet de très belles conditions en termes de ventes mais aussi, très certainement, d’intentions d’achats pour les prochains mois – c’est l’un des points sur lequel insistait l’IPEA lors de son dernier colloque [voir CM&H n° 2848, daté du 29 janvier 2021] - alors que nous sommes toujours plongés dans cette crise d’ampleur mondiale sans précédent. Pourtant, en amont de ce tableau qui pourrait être idyllique, s’installe une autre situation inédite et absolument jamais vue – de l’avis de tous les industriels que nous avons interrogés dans le cadre de ce dossier – dont la durée, l’évolution et encore moins l’issue ne peuvent être réellement appréhendées à ce jour.

Hausses de prix jamais vues

« Lorsque j’ai échangé, ce 8 février, avec un conseiller d’Agnès Pannier-Runacher [ministre déléguée auprès du ministère de l’Economie, des Finances et de la Relance, chargée de l’industrie, ndlr], il a semblé surpris au moment où je lui ai annoncé que nos industries étaient en surchauffe » raconte Jean-Luc Guéry. Et pourtant, au vu des croissances dernièrement enregistrées par la GSB dont le dirigeant fait état, le terme ne paraît pas inadapté… Cette « surchauffe » étant désormais confrontée et largement amplifiée – et cela était justement l’objet du rendez-vous de la direction d’INOHA, l’Association professionnelle des Industriels du Nouvel Habitat, à Bercy – à de très importantes hausses de prix des matières premières, mais aussi à des pénuries alarmantes.

« L’accélération a surtout eu lieu au second semestre 2020, lorsque l’activité a vraiment repris, et avec des montées en flèche vertigineuses » résume Cathy Dufour, déléguée générale de l’Ameublement français. A l’automne dernier, l’EFIC - organisation des industries européennes du meuble, dont fait partie le groupement français - publiait un communiqué attirant l’attention sur les problématiques de hausse de coûts concernant bon nombre de matières premières et composants employés dans l’ameublement, comme la mousse (subissant, de loin, la plus forte de ces augmentations), les ressorts ensachés ou encore les éléments venus de Chine, soumis à la forte élévation du coût des containers… « En parallèle, poursuit Cathy Dufour, le panneau commençait également à être, lui aussi, tendu, avec des hausses survenues en fin d’année ». Pour parler concrètement de chiffres, l’acier aurait bondi de + 15 % à + 25 % depuis le troisième trimestre 2020 ; selon notre homologue allemand EUWID, les panneaux bruts sont 24 % plus chers en janvier 2021 par rapport à janvier 2020. Et en se plaçant au niveau des fabricants de matelas, les variations sont inédites et jamais vues : l’un d’entre eux fait état d’augmentations, entre mars 2020 et mars 2021 (d’après les prévisions), comprises de 40 % à plus de 50 % selon les types de mousses ; un autre évoque plus de 30 % de hausse cumulée sur les carcasses ressorts ces derniers mois : selon nos sources, en prenant une référence plus lointaine (janvier 2020), le prix réel du fil d’acier serait aujourd’hui environ 70 % plus élevé… Et le latex n’est pas en reste, que ce soit le latex SB, avec une augmentation comprise entre 10 % et 15 % par rapport au prix moyen de 2020, ou la matière naturelle, avec près de + 20 %.

copyright freepik

Explications conjoncturelles

Au deuxième semestre 2020, période charnière, la demande est forte « partout » puisque les marchés ont repris, alors que certains sites de fournisseurs de matières premières, eux, n’ont pas retrouvé leur pleine capacité de production. Il y a, ainsi, un effet mécanique : les prix d’une offre trop réduite par rapport à la demande flambent. Les consommateurs, nous le savons, n’ont pas dépensé durant les premières périodes de restrictions, et ne peuvent toujours pas profiter pleinement de loisirs, ce qui profite à la consommation sur certaines catégories de produits. La Chine notamment qui, connaissant une reprise fulgurante, consomme énormément (elle est actuellement la principale source de croissance dans le monde) ; il ne faut pas négliger, non plus, l’influence, sur le marché européen, de la consommation de matières premières par les Etats-Unis…

Mais quels, précisément, sont les facteurs responsables de la réduction de l’offre ? Il est certain, déjà, que la désorganisation de la production liée à la pandémie est réelle, ayant impacté les sites industriels du monde entier. Et cette désorganisation, aujourd’hui, est loin d’être résolue, notamment – puisque ce sont eux qui nous intéressent dans ce dossier – chez les fabricants de matières premières : « Ils ont restreint, et restreignent toujours énormément leurs capacités de production, souligne Jean-Luc Guéry, prenant l’exemple de l’acier. Actuellement, 18 hauts-fourneaux demeurent fermés en Europe. » L’incertitude sur l’avenir à moyen terme peut expliquer ce délai de retour à un fonctionnement « normal », d’autant plus plausible dans le cas de ces sites industriels, très lourds à redémarrer... Du côté des mousses - matière très sollicitée et pas uniquement dans le meuble, loin de là – on évoque plusieurs facteurs, à commencer par le fonctionnement réduit des sites des chimistes fournisseurs de MDI, TDI et autres polyols qui, on le sait, sont très peu nombreux. Les obligations de maintenance et les incidents - l’accélération hors-normes de l’activité à la reprise du début de l’été 2020 a pu mettre, en effet, les machines à rude épreuve – semblent poser problème. En août 2020, le site allemand de BASF, qui produit habituellement 300 000 tonnes de TDI par an, déclarait un cas de force majeure ; la production y a redémarré trois mois après, à la mi-novembre, mais à des rythmes insuffisants pour que la force majeure soit levée. A l’automne, son concurrent compatriote, Covestro (filiale de Bayer) rencontrait à son tour une panne dans son usine, ce qui lui a valu de déclarer, lui aussi, la force majeure… « Ces problèmes survenus chez les deux plus gros acteurs du marché européen ont occasionné une pénurie de TDI, avec des prix qui ont flambé mois après mois » explique Geoffrey Thiriez, dirigeant de l’entreprise éponyme. Et dans la foulée, alors qu’une amélioration pouvait être espérée fin 2020 ou au début 2021, c’est la production de polyols, autre matière entrant dans la composition des mousses, qui était impactée par des problèmes rencontrés chez le géant américain DOW Chemical… Cela a eu pour effet de durcir encore les approvisionnements – des mousseurs confirment être actuellement en rupture sur certains polyols, alors que le TDI et le MDI ont pu bénéficier d’une très légère amélioration de la situation depuis - et de faire grimper les prix. Ceci posé, le fait de remonter encore la chaîne de fabrication en amont nous apprend que ces chimistes sont, eux-mêmes – et c’est là une autre explication - également touchés par des pénuries de matières entrant dans la composition de leurs produits. Sans (trop) entrer dans les détails techniques, le propylène et l’éthylène, qui formeront ensuite des oxydes pour être transformés en polyols, se font très rares en ce moment, pour deux raisons : « Il y a une vraie rupture de la circulation normale des marchandises dans le monde, nous explique un mousseur européen. Cela bien évidemment à cause de la pandémie, mais s’y ajoute la guerre commerciale entre la Chine et les Etats-Unis qui impacte sévèrement les flux, notamment sur ces matières ». Enfin, si la mousse atteint effectivement des records, sont aussi touchés, comme évoqués plus haut, le ressort ensaché, car il combine la hausse du prix de l’acier et la pénurie d’intissé (extrêmement sollicité pour la fabrication de masques et de blouses médicales), mais aussi le latex, dans sa version SB ou naturelle : cette dernière est impactée – ce sont là des causes d’un autre ordre – par les inondations en Asie, auxquelles s’ajoute la hausse des coûts du transport maritime… estimée, comme on peut le lire dans la presse, à une multiplication par trois, quatre, cinq voire plus.

Les flux maritimes impactés

La réduction de l’offre trouve aussi son explication, en effet, dans le bouleversement des flux logistiques, et la montée en flèche des coûts de transport, notamment maritime. Les Etats-Unis, sujets à plusieurs variations d’activité brutales à l’image de l’Europe - et par ailleurs premier client des Chinois - ont largement contribué à la pénurie de containers, qui se font de plus en plus rares à destination du Vieux Continent... Sur ce point, les fabricants de meubles et de literie seront touchés différemment, mais par exemple, si les composants de bon nombre de matelas ne sont généralement pas sourcés si loin (hormis quelques-uns, spécifiques, précédemment évoqués), il est à noter les composants électroniques nécessaires à la fabrication des TPR, systématiquement issus d’Asie, peuvent ainsi accuser ces hausses de coûts et ces rallongements considérables de livraison…

Copyright Freepik

D’autres causes structurelles ?

C’est ainsi que le fait de passer d’une activité quasi gelée, durant les premiers confinements, à une accélération brutale et hors-normes lors de la reprise, a eu pour effet de briser toute la chaîne logistique internationale. Sachant que, désormais la logique des flux tirés est de mise dans les industries - mais aussi chez les fournisseurs de matières premières –, les stocks sont très vite épuisés en cas de problème, ce qui a pour effet de bloquer rapidement tout le circuit de production... Ainsi, l’explication conjoncturelle est bien là.

Seulement, en considérant cet unique aspect, il aurait été « logique » de percevoir un retour progressif à la normale, tant au niveau des prix que des approvisionnements, en fin d’année dernière voire en ce début 2021… ce qui n’est absolument pas le cas, bien au contraire. « Il est inquiétant de constater que le mouvement s’installe dans la durée, et s’intensifie même, note la déléguée générale de l’Ameublement Français. Nos industriels s’attendent à ce que toute l’année 2021 soit impactée par les hausses de prix et pénuries ». Bon nombre de fabricants de literie, en effet, ont d’ores-et-déjà été prévenus, par leurs fournisseurs, de nouvelles augmentations encore importantes. Cette crise des matières premières serait-elle donc, finalement, structurelle ? Quelles en seraient, alors, les explications ? Pour un industriel de la literie, une hypothèse doit être soulevée : « La principale cause des hausses peut tenir à la structure de certaines professions, qui sont en réalité en oligopoles, et qui profiteraient d’un rapport de force qui leur est favorable, à un instant qui leur paraît opportun ». Plusieurs questions, en effet, peuvent se poser. Certains fournisseurs de matières premières auraient-ils la volonté de maintenir une « rareté » de leurs produits pour optimiser leur rentabilité ? Cela semble très peu probable, selon le dirigeant d’une société européenne fabricante de mousse : « Le manque de matières basiques pour fabriquer les composants de la mousse [les fameux oxydes évoqués précédemment, ndlr] est réel, et transversal, en ce sens où il concerne énormément de domaines d’activité » souligne-t-il. Est également évoquée la possibilité d’un réalignement, opéré par les mousseurs, sur les prix asiatiques, jusqu’alors bien plus élevés qu’en Europe. Une explication qui, pour les premiers intéressés, n’est pas valable : « Nos prix suivent les indices de matières premières qui sont publiés très régulièrement, comme cela est le cas dans bon nombre de secteurs d’activité, soutient-on chez un autre fabricant de mousses. Lorsque ces indices, baissent, nos prix ont le même mouvement, et cela est la même chose en cas d’augmentation. Malheureusement, depuis plusieurs mois maintenant, le marché des matières premières nécessaires à la fabrication des mousses n’est que haussier… » L’un de ses confrères européens enfonce le clou : « Effectivement, les mousses sont plus chères en Chine et aux Etats-Unis, mais parce que les matières premières servant à les fabriquer y sont plus chères aussi. Ici, en Europe, nous utilisons logiquement des composants fabriqués sur le continent, et non importés de ces pays lointains… Donc on ne peut en aucun cas parler de réajustement. Par ailleurs, songez qu’ici, en Europe, la concurrence chez les mousseurs est forte, et une éventuelle tentative, de la part de l’un deux, de mettre ses prix au niveau de ceux de l’Asie serait immédiatement contrée, comme vous pouvez l’imaginer, par les autres ! »    

[caption id="attachment_19046" align="alignnone" width="1024"]

Copyright BASF SE

Copyright BASF SE[/caption]

Les fabricants s’adaptent

Au sein de cette crise des matières premières, associant donc hausse des coûts et pénuries inédites, comment les industriels du meuble tentent de faire face, et essaient de s’adapter chaque jour ?

La tâche est, évidemment, ultra complexe, et sur les deux problèmes, la marge de manœuvre est plus que restreinte, d’autant plus que les matières concernées entrent en forte proportion dans la composition du produit fini… « Chaque industriel devrait appliquer des hausses rapidement, dont certaines seraient importantes » déclare Jean-Luc Guéry, précisant que chez Optimum, selon les produits, la part acier varie de 10 % à 60 %. Sur un matelas, considérant qu’environ trois-quarts du coût de revient sont attribués à la matière première, la situation est, là aussi, très impactante. Un industriel du matelas avance : « Au moment des premières augmentations, certains mousseurs ont arrêté de produire, faute de matière, mais d’autres ont continué pour ne pas fermer, en achetant donc leur matière première à des prix très élevés. Pour plusieurs fabricants de literie, les hausses ont été fortes et applicables immédiatement, y compris sur les commandes en cours et sans négociation possible ». Un fabricant de mousse veut toutefois nuancer ces propos, en affirmant que, « dans les faits, il y a toujours une communication en amont sur ce sujet important », et qu’un contact commercial étroit est bien évidemment maintenu avec ses clients de la literie ou d’autres marchés... « En outre, complète-t-il, nous avons absorbé, à notre échelle, une grosse partie du surcoût des matières premières, ce qui signifie que nous ne l’avons pas entièrement répercutée à nos clients » : une démarche également adoptée par ses confrères que nous avons interrogés, tous se disant pleinement conscients des difficultés actuellement traversées par leurs clients… Un autre mousseur explique, de son côté : « Nous avons toujours été très transparents avec nos clients. La hausse d’une matière première telle que la mousse influence inéluctablement le prix final. Néanmoins, avec une mutualisation des matières et une construction de produits adaptée, cette hausse est limitée et acceptable auprès de la consommation. C’est, en tous cas, dans cette idée que nous avons toujours discuté avec nos clients, pour réaliser les meilleurs produits selon le marché de chacun. »

Pour en revenir aux fabricants de matelas, l’un d’entre eux nous indique avoir réalisé, à ce jour, deux hausses clients, respectivement en novembre et janvier, sur la mousse et le ressort ; cela comme ses confrères, qui l’ont déjà fait où sont en passe de le faire… Ceux qui auraient réussi, jusqu’à récemment, à maintenir leurs prix inchangés, se trouvent aujourd’hui acculés face aux dernières hausses, combinées à la perspective d’une stabilisation des prix à des niveaux encore plus élevés. L’urgence est donc de répercuter le mouvement – tout au moins partiellement, en absorbant eux aussi le reste de ces augmentations – auprès de leurs distributeurs, cela est devenu inévitable : « Il est évident que pour maintenir notre viabilité, mais aussi pour ne pas mettre en péril nos investissements prévus et nécessaires, nous sommes contraints d’adapter nos prix sans plus attendre » souligne l’un d’entre eux, évoquant des corrections de prix apportées sur toutes les commandes confirmées à partir du 1er février. Un autre parle de la mise en place imminente de « hausses à deux chiffres », estimant avoir déjà trop tardé et constatant un impact « très négatif » sur son P&L… Evidemment, on peut penser que les fabricants utilisant moins de mousse dans la composition de leurs matelas, ou positionnés sur le haut-de-gamme, seront un peu moins impactés par la situation, ou bien pourront répercuter la hausse plus facilement sur le prix final ; mais cela est sans compter sur les hausses également constatées - certes en moindres proportions - sur les agrafes servant aux sommiers, ou sur les pieds de jumelage, par exemple… en attendant une nouvelle augmentation, déjà annoncée, sur le bois essentiel à la production de lattes : « Il ne faudrait pas que cette situation inédite soit une aubaine, pour d’autres fournisseurs, d’augmenter les prix » s’inquiète ainsi un industriel, tout en s’interrogeant sur la cause de ces augmentations parallèles. Ainsi, pour l’ensemble de l’industrie de la literie, les solutions sont restreintes, comme le résume Michel Dousset, dirigeant de Matfa : « L’alternative est la suivante : soit ils peuvent répercuter la hausse des matières premières, soit ils ne peuvent pas, et dans ce cas, les entreprises peuvent se trouver en situation de grave difficulté ». Et d’ajouter : « Cela va sans dire que ce choix peut avoir des conséquences sur la structure de la profession de la literie en France et à l’étranger ».

En attendant… dialogues avec la distribution

Evidemment, la situation apparaît extrêmement frustrante, dans la mesure où, comme nous l’ont confié de nombreux industriels et comme nous avons déjà pu l’évoquer précédemment, ces problèmes de coûts et de délais d’approvisionnements surviennent à une période très favorable, particulièrement, pour le marché de la maison. Le paradoxe de COFEL résume, à lui seul, l’ « ironie » du contexte : « Nous avons fait un mois de janvier au-dessus de l’année dernière, et février sera dans la même lignée que celui de 2020, qui était excellent, avance Luis Flaquer, son dirigeant. Les pénuries nous empêchent d’honorer notre carnet de commandes dans les délais que nous souhaiterions, mais nous continuons à produire comme l’année dernière… Seulement – et cela est directement lié à ces hausses de prix des matières - en janvier, les résultats du groupe sont en forte baisse par rapport à janvier 2020. »

L’absence de visibilité sur les prochains mois, et la possibilité d’explications structurelles qui pourrait retarder ou entraver un retour à la « normale » - ou tout au moins à des niveaux plus raisonnables – rendent difficiles les projections. Pour l’heure, au moment où nous rédigeons cet article, de nouvelles hausses sont d’ores-et-déjà annoncées, et la planification d’une autre période de maintenance sur le site allemand de BASF, entre mi-mars et mi-mai prochain, qui, si elle obéit au calendrier habituel – les équipements de ces industries réclament par définition beaucoup d’entretien - ne devrait pas arranger les choses… d’autant que les alternatives n’existent pas (dans le cas de produits très spécifiques), ou peu. En effet, même si beaucoup de fabricants sont prudents en multipliant leur nombre de fournisseurs et en s’équipant de machines flexibles, le fameux « oligopole » évoqué précédemment – pour continuer d’évoquer les mousses - ne donne pas beaucoup de possibilité. Dans tous les cas, chacun se défend d’espérer un revirement de situation d’ici les prochains mois, mais certains évoquent cet été, l’automne ou bien la fin de l’année… tout en restant méfiants avec cet exercice, puisque ayant déjà été échaudés avec de faux espoirs fin 2020. « Les choses devraient néanmoins se rétablir lorsque la pandémie permettra, de nouveau, un mouvement « normal » des marchandises » estime un mousseur.

D’ici là, l’enjeu, ainsi, est de travailler intelligemment avec la distribution, et sur ce point, l’EFIC (l’organisation des industries européennes du meuble), insiste lourdement, à travers un communiqué qu’elle a publié début février, évoquant notamment aux délais de livraison : « Les industries européennes du meuble reconnaissent que les retards de livraison sont régis par la clause des conditions générales des contrats. Comme c’est souvent le cas, il existe une compréhension commune et un soutien pour les retards survenant en cas de force majeure… Dans de nombreux cas, les fabricants de meubles parviennent à trouver des compromis avec leurs partenaires distributeurs, en réévaluant les délais de livraison d’origine. Cependant, certains d’entre eux n’y arrivent pas, et doivent faire face à des pénalités potentielles résultant de retards dans les commandes programmées… C’est la raison pour laquelle l’industrie européenne du meuble fait appel à la flexibilité et à la solidarité des partenaires distributeurs, en ces temps sans précédents ».

Reste à trouver de la compréhension, également, sur le prix, car même si ces hausses devraient inévitablement se répercuter, au bout de la chaîne – autrement dit sur le consommateur final - il appartiendra à chaque distributeur de définir les proportions de cette répercussion… sachant que, bien évidemment, les enjeux ne sont pas les mêmes selon les types de circuits et les niveaux de gamme. Dans tous les cas, là aussi, la solidité du partenariat industriel / distributeur est cruciale pour une raison évidente, que résume Luis Flaquer (COFEL) : «Il est dans l’intérêt global que la distribution comprenne les enjeux de la situation, car les fabricants ne peuvent évidemment pas produire à perte ». Dans le cas de ce groupe, précisément, on peut aisément deviner la complexité de la situation face à la puissance de négociation dont jouit, comme on peut l’imaginer, le nouvel ensemble formé par le rapprochement de But et Conforama… qui, désormais, représentent 45 % des parts de marché de la literie dans l’Hexagone. « Nos clients doivent être à l’écoute, et il faut que nous soyons fermes : en d’autres termes, tout le monde doit jouer le jeu » souligne Patrick Réguillon qui, à l’échelle du Sommeil Français, évalue déjà l’impact de la hausse du prix des matières à plus de 600 000 euros. Jean-Luc Guéry veut, de son côté, être confiant : « Il n’est de l’intérêt de personne de faire mourir des industriels. Il y a, au contraire, de la part des distributeurs, une vraie volonté de maintenir un tissu de fournisseurs locaux en relative bonne santé, cela pour éviter d’être dépendants des approvisionnements lointains… Et d’ailleurs, notons que certains distributeurs de meubles, ceux-là même qui se font livrer des produits finis venus d’Asie, peuvent mesurer toute l’ampleur de cette crise car ils sont eux aussi directement impactés par la pénurie de containers ! » Le dirigeant d’Optimum ne nie pas qu’il y aura des « discussions difficiles », mais toutes les parties devraient trouver un intérêt commun : « La plupart des distributeurs sont tout-à-fait conscients de la situation, je le sais pour avoir échangé avec beaucoup. Ils sont donc dans l’accompagnement » (en tant que président d’INOHA, Jean-Luc Guéry est en contact étroit avec la Fédération des Magasins de Bricolage). Michel Dousset (Matfa), de son côté, déclare : « Quel que soit le type de distribution, le problème est le même pour les distributeurs comme pour les industriels. Comment et quand répercuter cette hausse de coût des produits ? A moins que pour les industriels, le contribuable ne vienne, une fois encore, au secours des fabricants en situation fragile ». Et d’ajouter : « Le consommateur aura un arbitrage à faire entre la qualité du produit et la hausse du prix ». Ainsi, les clients finaux se tourneront-ils plutôt, le temps de cette crise, vers des produits de gamme inférieure par rapport à ce qu’ils auraient choisi en temps normal ? Sur cette question, Luis Flaquer (COFEL) se montre optimiste : « Le coût d’un produit de literie, comparé à son utilisation, est hyper réduit. Si l’on sait expliquer l’importance du bien-dormir – ce qui, chez COFEL, est notre mission première - l’augmentation finale du prix ne sera pas un problème. »

Dans tous les cas, cet épisode, même si l’on n’en perçoit pas le dénouement immédiat à l’heure actuelle, aura forcément plusieurs enseignements. Et Dieter Verscheure, directeur du développement chez Latexco, met le doigt sur un sujet majeur : « Mon analyse est que, à terme, cela ne sera plus tellement possible d’établir un catalogue de prix fixes sur une année. Si les fabricants veulent maintenir leurs bénéfices, ils devront sans doute raccourcir la validité de leur offre : par exemple, deux tarifs dans l’année… Prenez l’exemple du styrène butadiene [à l’origine du latex SB, ndlr] : depuis 2013, son tarif change chaque mois ! Auparavant, c’était déjà une fois par trimestre… La digitalisation des catalogues amène plus de flexibilité, c’est un avantage sur ce point. Mais il faut vraiment un partenariat solide entre toutes les parties, et un discours ouvert, pour accepter que les tarifs ne soient plus fixes sur d’aussi longues périodes ». Ceci impliquant que, bien évidemment – et telle est la promesse de tous les interlocuteurs que nous avons sollicités - fournisseurs et fabricants s’engagent à revenir sur l’augmentation de leurs prix dès que la situation s’inverserait… Pour finir, le directeur du développement de Latexco veut trouver un aspect positif à la situation, en évoquant la hausse du prix et la pénurie des containers : « Quelque part, cela nous sauve, car c’est aussi la meilleure barrière contre les importations de produits à bas coût et de qualité limitée, notamment sur le plan des mousses qui ne se transportent pas facilement par la mer ». De quoi voir le verre… pas tout à fait vide.

[E. B.]

--------------------

[Zoom]

L'Ameublement Français adresse une lettre ouverte aux distributeurs et donneurs d'ordre

L'organisation, par la voix de son président Philippe Moreau, a adressé, ce 16 février, une lettre ouverte aux distributeurs et donneurs d'ordre de la fabrication d'ameublement, concernant cette situation. Après être revenu, en détails, sur les diverses explications, Philippe Moreau en appelle, "à la compréhension, à la flexibilité et à la solidarité" des clients des industriels, en ces temps difficiles. Ceci particulièrement sur deux points : les hausses tarifaires et les pénalités de retard. "Préserver la marge de vos fournisseurs, c'est leur permettre de continuer d'exister en innovant grâce, entre autres, à des investissements. Vos "clients" (consommateurs ou usagers) sont en attente d'une offre française de proximité, il est donc notre intérêt collectif de permettre à cette filière française de continuer d'exister demain", avance le président de l'Ameublement Français, qui appelle également à un moratoire sur l'application des prénalités de retard, qu moins jusqu'à la fin du premier semestre 2021.

Abonnez-vous à notre Newsletter pour être toujours à jour sur nos dernières actualités.